lundi 5 mai 2014

Régimes pénitentiaires stricts et détenus dangereux


Côté Cour EDH

 

Chronique  Jean-Manuel Larralde


Professeur de droit public à l’Université de Caen Basse-Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)
 

La Cour de Strasbourg confirme la possibilité d’instaurer des régimes pénitentiaires très stricts à l’égard des détenus les plus dangereux, mais rappelle son exigence d’espérance légitime de libération pour tout condamné à une peine de réclusion à perpétuité.

• Cour EDH, 18 mars 2014, Öcalan c/ Turquie (n°2), req. nos 24069/03, 197/04, 6201/06 et 10464/07

« …dans de nombreux États parties à la Convention, il existe des régimes de sécurité renforcée pour les détenus dangereux. Ces régimes se basent sur le renforcement des contrôles de la communication avec l’extérieur pour les détenus présentant un risque particulier pour l’ordre dans la prison et l’ordre public » (§ 161)
     Si l’action de la Cour européenne des droits de l’homme a indéniablement œuvré pour une reconnaissance des droits des personnes incarcérées depuis maintenant près de quarante années, il ne faut toutefois pas oublier que cette juridiction est également attentive aux pratiques pénitentiaires nationales qui instaurent des régimes de détention particulièrement sévères à l’égard des détenus les plus dangereux[1]. Cette position de principe est confirmée par l’arrêt Öcalan c/ Turquie (n°2), dont les faits sortent largement du commun. Dirigeant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), organisation considérée comme terroriste par la Turquie (ainsi que par d’autres Etats et par l’Union européenne), Abdullah Öcalan est arrêté au Kenya le 15 février 1999 et condamné à mort le 29 juin 1999 par la Cour de sûreté de l’État d’Ankara (sentence confirmée par la Cour de cassation le 22 novembre 1999) pour avoir mené des actions visant à la sécession d’une partie du territoire de la Turquie et formé et dirigé dans ce but une bande de terroristes armés. Par un arrêt du 3 octobre 2002, la Cour de sûreté de l’État d’Ankara a commué en réclusion à perpétuité la peine capitale qui avait été prononcée. Le requérant est détenu seul sur l’île prison d’Imrali jusqu’en 2009, date à laquelle cinq autres personnes y seront également transférées (suite aux demandes formulées par le Comité européen pour la prévention de la torture - CPT - afin qu’il fût mis un terme à l’isolement social relatif du requérant).
      Amenée à statuer sur les conditions de détention du requérant à partir du 12 mai 2005[2], la Cour rappelle sa position habituelle, qui veut qu’un traitement pénitentiaire puisse être qualifié d’ « inhumain » ou de « dégradant », uniquement si la souffrance ou l’humiliation vont au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitime (§ 101). Plus particulièrement, les mesures d’isolement qui accompagnent très souvent les régimes pénitentiaires de haute sécurité peuvent s’apparenter à des traitements inhumains, s’il s’agit d’un « isolement sensoriel complet combiné à un isolement social total », qui  « peut détruire la personnalité et (…) qui ne saurait se justifier par les exigences de la sécurité ou toute autre raison » (§ 107, reprenant les conclusions de l’arrêt Öcalan c/ Turquie n° 1). Dans ce type de situation, la Cour prend toujours en considération le degré de dangerosité de l’intéressé, qui peut parfaitement amener la mise en place de régimes carcéraux particulièrement rudes et dérogatoires, pour de longues durées. C’est cette logique qui est à nouveau mise en œuvre dans l’arrêt du 18 mars 2014 : relevant que la détention du requérant, « chef d’un mouvement armé séparatiste de grande ampleur (…et) considéré par une large part de la population en Turquie comme le terroriste le plus dangereux du pays », « posait d’extraordinaires difficultés aux autorités turques », la Cour admet qu’elles « aient estimé nécessaire de prendre des mesures de sécurité extraordinaires dans le cadre de la détention du requérant » (§ 108). Décrivant de manière détaillée les conditions matérielles de détention (qui avaient d’ailleurs été considérées comme « globalement acceptables » par le CPT en 2010, § 110 et s., sp. § 115), la Cour distingue deux périodes : l’extrême sévérité des conditions de détention infligées à Abdullah Öcalan jusqu’en novembre 2009 a violé l’article 3[3] de la Convention ; par contre, leur amélioration (largement effectuée sous l’impulsion du CPT) a abouti à ce que ne soit plus atteint le seuil minimum de gravité requis pour constituer un traitement inhumain au sens de l’article 3 de la Convention. De manière plus générale, l’arrêt Öcalan c/ Turquie n° 2 permet à la Cour d’insister sur l’importance des moyens de communication, qui permettent de « réduire les effets néfastes de l’isolement social », et dont l’accès ne peut être restreint qu’en raison de « justifications convaincantes » (§ 119). De même, de longs développements sont consacrés à l’importance des possibilités de communication pour de tels détenus, tant avec le personnel de la prison (et tout spécialement le personnel médical), qu’avec les co-détenus, les avocats, ainsi que la famille et les proches (§ 120 et s. et 154 et s.). Si dans ces différents domaines des restrictions plus importantes que celles touchant les prisonniers soumis à un régime ordinaire de détention peuvent être imposées, celles-ci doivent toujours être motivées et limitées à ce qui est « strictement nécessaires pour protéger la société contre la violence » (§ 135). Il ne s’agit pour autant que de pis-aller, puisque la Cour rappelle fermement « qu’il serait souhaitable que des solutions autres que la mise à l’isolement soient recherchées pour les individus tenus pour dangereux et pour lesquels la détention dans une prison ordinaire et dans des conditions normales est jugée inappropriée » (§ 141).
     L’arrêt Öcalan c/ Turquie n° 2 a, par ailleurs, permis à la Cour de rappeler ses exigences concernant le déroulement des peines perpétuelles. Si celles-ci peuvent parfaitement être conformes à la Convention européenne des droits de l’homme, c’est uniquement parce que le maintien en détention est motivé par des considérations de risque et de dangerosité et sous réserve que l’intéressé possède des perspectives d’élargissement[4]. La situation d'un détenu qui ne posséderait aucun espoir de pouvoir un jour bénéficier d’une mesure de libération conditionnelle, poserait problème au regard de l’article 3 de la Convention (arrêt Nivette c/ France, 3 juillet 2001). En l’espèce, la législation turque interdit au requérant (en raison de sa qualité de condamné à la réclusion à perpétuité aggravée pour un crime contre la sécurité de l’État) de demander son élargissement au cours de l’accomplissement de sa peine. Une telle situation rend la peine infligée à Abdullah Öcalan « incompressible » (§ 206), donc non-conforme aux exigences de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, et ce même si l’intéressé a été l’auteur de crimes terroristes particulièrement graves. Cette analyse ne signifie nullement que le requérant possède un droit à un élargissement proche. Mais elle impose clairement aux autorités pénales turques de vérifier que le maintien en détention se justifie toujours « soit parce que les impératifs de répression et de dissuasion ne seront pas encore entièrement satisfaits, soit parce que le maintien en détention de l’intéressé sera justifié par des raisons de dangerosité » (§ 207).
        L’arrêt Öcalan c/ Turquie n° 2 renforce l’image d’une Cour européenne pragmatique, souhaitant protéger les droits des personnes incarcérées, sans pour autant nuire à l’efficacité de la prison pour protéger la société des agissements des personnes les plus dangereuses. Il se situe en l’occurrence dans la perspective des Règles pénitentiaires européennes de 2006, pour lesquelles « Le bon ordre dans la prison doit être maintenu en prenant en compte les impératifs de sécurité, de sûreté et de discipline, tout en assurant aux détenus des conditions de vie qui respectent la dignité humaine et en leur offrant un programme complet d’activités » (Règle 49).
 


[1] Voir, inter alia, les arrêts Lorsé et a. et Van der Ven c/ Pays-Bas du 4 février 2003 ; Gallico c/ Italie du 28 juin 2005, Ramirez Sanchez c/ France (GC), 4 juillet 2006. La Cour s’appuie d’ailleurs largement sur le raisonnement qu’elle avait adopté dans ce dernier arrêt (voir le § 119 de l’arrêt Öcalan n° 2).
[2] Date à laquelle a été adopté par la Grande Chambre le premier arrêt Öcalan c/ Turquie. La Cour avait alors jugé que le fait de prononcer la peine de mort à l’encontre du requérant à l’issue d’un procès inéquitable devant un tribunal dont l’indépendance et l’impartialité étaient sujettes à caution s’analysait en un traitement inhumain contraire à l’article 3 de la Convention. Par contre, la Grande Chambre avait estimé que les conditions générales de la détention du requérant à la prison d’İmralı n’avaient pas atteint le seuil minimum de gravité requis pour constituer un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.
[3] En raison d’une période de dix ans et neuf mois pendant laquelle le requérant a été le seul détenu de l’établissement pénitentiaire, de l’absence prolongée de téléviseur dans la cellule et d’appels téléphoniques, des limitations excessives de l’accès à l’information, de la persistance des importantes difficultés d’accès à l’établissement pénitentiaire pour les visiteurs et de l’insuffisance des moyens de transport maritime face aux conditions météorologiques, de la limitation de la communication du personnel avec le requérant au strict minimum exigé par le travail, de l’absence de relation constructive entre le médecin et le requérant patient, de la détérioration de l’état psychique de l’intéressé en 2007 résultant d’un état de stress chronique et d’un isolement social et émotionnel, combinés à un sentiment d’abandon et de déception.
[4] Voir notamment les arrêts Weeks c/ Royaume-Uni, 2 mars 1987Hussain c/ Royaume-Uni, 21 février 1996, M. c/ Allemagne, 17 décembre 2009, Vinter et a. c/ Royaume-Uni, 9 juillet 2013. Voir également Arpenter le Champ pénal, n° 334-335, 5 août 2013.

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