mercredi 11 juin 2014

Lettre à M. Le Président du Sénat

 
Monsieur le Président,

Démographe, arpenteur du champ pénal depuis 35 ans et inspirateur de l’introduction, en France,
de la contrainte pénale (appliquée dans la communauté), je considère de la première importance que
nous puissions disposer, très rapidement, des outils scientifiques d’évaluation de cette nouvelle
sanction. Il est aussi essentiel d’assurer un suivi très rigoureux de la libération sous contrainte,
nouvelle mesure qui devrait permettre de réduire la surpopulation carcérale, à sécurité au moins égale.
Lors de la discussion à l’Assemblée nationale du projet de loi tendant à renforcer l’efficacité des
sanctions pénales, Mme Christiane Taubira a déclaré ceci : « Par ailleurs, sur la base de l’article 7
de la loi pénitentiaire de 2009, nous avons créé l’Observatoire de la récidive et de la désistance qui
échappe à l’emprise (sic) du ministère et qui est chargé d’étudier, sur l’ensemble du territoire, les
parcours de délinquance et d’identifier les facteurs de désistance, c’est-à-dire de sortie de la
délinquance ».
A ma connaissance, cet observatoire de la récidive, annoncé dès l’été 2013, par Mme la Garde des
Sceaux, n’a toujours pas été mis en place et nous ignorons tout des choix qui seront faits pour qu’il
soit réellement indépendant. Mais revenons à l’article 7 de la loi pénitentiaire.
Dans leur rapport d’évaluation du 4 juillet 2012 de la loi pénitentiaire, fait au nom de la
commission des lois et de la commission pour le contrôle de l'application des lois du Sénat, vos
collègues Mme Nicole Borvo Cohen-Seat (communiste) et M. Jean-René Lecerf (UMP) écrivaient
ceci :
La faiblesse des données statistiques concernant le devenir des personnes sous main de justice
interdit une évaluation fiable et objective du système pénitentiaire français. Aussi, à l'initiative du
Sénat, la loi pénitentiaire (art. 7) a prévu de confier à un observatoire indépendant le recueil et
l'analyse des données relatives aux infractions, à l'exécution des décisions de justice en matière
pénale, à la récidive et à la réitération. Elle lui assigne la responsabilité d'élaborer un rapport annuel comportant les taux de récidive et de réitération par établissement pour peine. Ce rapport annuel doit aussi présenter le taux de suicide par établissement.
Dans l'esprit du Parlement, il ne s'agissait pas de créer une nouvelle structure mais de rattacher ces
missions à l'observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) institué par le
décret en Conseil d'Etat n° 2009-1321 du 28 octobre 2009. […]. Vos co-rapporteurs ne peuvent que
regretter que les services n'aient pas été en mesure de mettre en œuvre le travail interministériel
nécessaire pour appliquer un des volets importants de la loi du 24 novembre 2009 (recommandation
n° 1) ». Est-il nécessaire de rappeler que depuis le 1er janvier 2010, l’Observatoire national de la
délinquance (OND), devenu Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) dépend désormais du Premier Ministre et que sa compétence s’étend à l’ensemble du processus pénal,
intégrant la question des sanctions et mesures pénales, de leur prononcé, de leur mise à exécution, de
leur application et de leur efficacité en matière de prévention de la récidive ?

Par-delà les changements de majorité, je souhaite que le Sénat continue à défendre ce large
consensus élaboré, en son temps, par Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et M. Jean-René Lecerf quant à
la façon d’évaluer les politiques pénales. Dans cet esprit, l’indépendance et les capacités d’analyse de
l’ONDRP doivent être renforcées - à coût constant - grâce à la création d’un véritable conseil
scientifique et au renforcement de ses équipes de scientifiques, par transfert de postes.
Dans l’espoir de vous convaincre et me tenant à votre disposition pour vous rencontrer, si vous le
jugez utile, je vous prie de croire, Monsieur le Président, à l’expression de ma considération
distinguée.
Pierre V. Tournier
Directeur de recherches au CNRS
Ancien membre du Conseil scientifique criminologique
du Conseil de l’Europe
 
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Annexe : en juin 2014 comme en juin 2005, douze objectifs
Dans le cadre du débat qui précéda l’adoption de la loi du 12 décembre 2005 sur le traitement de la récidive des
infractions pénales, j’avais précisé, en 12 points, ce que signifiait, pour moi, « Observer la récidive »
(conférence de presse tenue à Paris le 28 juin 2005).
1/ - Centraliser les données existantes sur le sujet : données juridiques, données statistiques et analyses du
phénomène dans le cadre des différentes disciplines concernées : sciences du droit, sciences sociales, sciences du
psychisme (travaux menés en France, dans les autres pays du Conseil de l’Europe, dans les pays d’autres
continents).
Le corpus ne devrait pas se limiter à la définition, à la mesure de la récidive et l’étude des conditions du nouveau
passage à l’acte, mais devrait naturellement inclure, en amont, la question du prononcé des mesures et sanctions
pénales (MSP), les conditions juridiques et sociologiques de leur application (aménagement) en milieu fermé
comme en milieu ouvert, les conditions juridiques et sociologiques de fin de placement sous main de Justice.
2/ - Accorder une attention toute particulière aux productions du Conseil de l’Europe en la matière et en
particulier du Conseil de coopération pénologique (recommandations et autres travaux) et des autres instances
internationales.
3/ - Mettre cette information à disposition (site internet).
4/ - Actualiser en permanence cette base documentaire.
5/ - Développer des outils pédagogiques permettant de synthétiser les informations les plus importantes issues de
cette base documentaire pour les rendre lisibles par le plus grand nombre (services de la Chancellerie et autres
départements ministériels, Parlement, acteurs de la justice pénale, syndicats, associations, médias) : notes
techniques, synthèses, comparaisons entre MSP, entre aménagements, comparaisons internationales, etc. Ce
travail exigerait évidemment une grande rigueur scientifique afin que ces outils puissent servir de référence à
tous, quelle que soit leur sensibilité idéologique.
6/ - Assurer une fonction de veille concernant les cas de récidive, qui justifient, de par leur gravité et leur
médiatisation, une information à chaud, rapide mais objective, de nos concitoyens. Approfondir l’étude de ces
cas, au-delà de la période d’intérêt politico-médiatique. Examiner a posteriori leur traitement médiatique afin
d’améliorer les modes de communication des pouvoirs publics et des scientifiques. Un tel travail devrait
naturellement associer des professionnels de l’information.
7/ - Aider à la construction des programmes – et à leur mise en œuvre - de formation initiale et continue, sur la
question, dans les écoles relevant du Ministère de la Justice : Ecole nationale de la magistrature (ENM), Ecole
nationale d’administration pénitentiaire (ENAP), Centre de formation de la protection judiciaire de la jeunesse. Il
ne pourrait s’agir ici que de propositions et de mises à disposition de ressources dans le respect de la compétence
des écoles à déterminer contenus et méthodes d’enseignement.
8/ - Participer à l’élaboration de nouveaux instruments statistiques au sein du Ministère de la Justice, assurant
une production régulière sur le sujet. Là encore, il ne s’agit pas de se substituer aux services compétents, mais
d’être un lieu de réflexion, une force de propositions et de mobilisation de moyens.
9/ - Mobiliser la communauté scientifique, dans toute sa diversité, sur ces questions, afin qu’elle apporte sa
contribution à l’élaboration de nouveaux programmes de recherches pluridisciplinaires
qui devraient être pilotés et financés par la mission de recherche « Droit & Justice ».
10/ - Faciliter la coopération avec nos partenaires européens, pour une meilleure connaissance des systèmes
juridiques, des pratiques (« bonnes » ou « mauvaises ») et des résultats du traitement de la récidive, coopération
qui devrait aussi inclure la réalisation d’enquêtes, en parallèle, reposant sur des méthodologies identiques (du
moins compatibles entre elles).
11/ - Rédiger un rapport annuel, largement diffusé (conférence de presse et internet) rendant compte des
avancées concernant les objectifs définis supra.
12/ - On pourrait aussi y trouver des recommandations de toutes natures, susceptibles d’améliorer le traitement
de la récidive des infractions pénales.

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