mardi 4 octobre 2016

Chronique côté Cour EDH


Par Jean-Manuel Larralde,
 professeur à l’Université de Caen-Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)


LES AUTORITES PENITENTIAIRES DOIVENT ACCORDER DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION AUX DETENUS TOXICOMANES QUI LE NECESSITENT

• Cour EDH, 1er septembre 2016, Wennerc/ Allemagne, req. n°  62303/13(en anglais)

« Les autorités pénitentiaires doivent offrir au prisonnier le traitement correspondant aux maladies diagnostiquées et tel que prescrit par les médecins compétents » (§ 57).

Depuis le fondateur arrêt Kudla c/ Pologne du 26 octobre 2000, qui marque le début d’une importante jurisprudence de la Cour de Strasbourg visant à imposer aux 47 Etats du Conseil de l’Europe le respect de la dignité des personnes détenues, pèse sur les autorités pénitentiaires une prise en charge « adéquate » de la santédes personnes incarcérées« notamment par l’administration des soins médicaux requis » (§ 94). Depuis une quinzaine d’années, la Cour s’est attachée à définir le contenu de cette obligation de soins[1], s’appliquant à toutes les pathologies et à tous les types de détenus et régimes de détention[2]. Mais au-delà de cette exigence globale, les juges strasbourgeois ont eu l’occasion de poser des exigences médicales et sanitaires renforcées, qui visent à mieux protéger les détenus les plus vulnérables. Relèvent de cette catégorie les toxicomanes (voir la décision Marro c/ Italie du 30 avril 2014, § 43), personnessouvent sujettes à des pulsions suicidaires, et souffrant en outre fréquemment de pathologies graves telles qu’hépatites ou séropositivité au VIH.

Dans l’affaire Wenner le requérant, condamné pour trafic de stupéfiants, est un ancien héroïnomane, porteur du VIH, et traité par une thérapie de substitution depuis dix-sept ans au moment de son incarcération. Sa condamnation avait également comporté une obligation de suivre en prison une cure de désintoxication, fondée sur l’abstinence, sans aucun traitement d’appoint. Alors qu’un médecin extérieur à l’établissement qui l’avait examiné à la demande des autorités pénitentiaires, avait par la suite prescrit un traitement substitutif qui aurait pu soulager ses vives douleurs chroniques d’origine neurologique, les autorités pénitentiaires, puis les tribunaux internes (y compris la Cour constitutionnelle) lui ont opposé des refus d’accéder à de tels traitements. Pour la Cour européenne des droits de l’homme, cette situation a entraîné chez M. Wenner une épreuve physique et mentale d’une telle intensité qu’elle a constitué une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Tout en affirmant qu’elle ne souhaite pas s’aventurer sur le terrain de l’expertise médicale, et en rappelant que les Etats membres jouissent d’une certaine marge d’appréciation concernant le choix des soins à prodiguer aux détenus présentant des pathologies (§ 58), la Cour précise que les autorités pénitentiaires ont l’obligation d’apprécier correctement l’état de santé des intéressés, afin de pouvoir leur prodiguer le traitement le plus adéquat. Cette analyse n’est pas nouvelle, car les juges de Strasbourg avaient déjà eu l’occasion d’exprimer cette exigence concernant des prisonniers souffrant de troubles mentaux (Keenan c/ Royaume-Uni,3 avril 2001), ou de maladies chroniques telles que l’hépatite C (Testa c/ Croatie, 12 juillet 2007). Elle s’applique donc désormais au choix pouvant être opéréentre une thérapie fondée sur l’abstinence et une thérapie de substitution pour le traitement d’un toxicomane en détention, S’appuyant tout à la fois sur les normes du CPT[3] et sur les Règles pénitentiaires européennes[4], l’arrêt du 1er septembre 2016 présente en outre l’intérêt de mettre en exergue le principe de l’équivalence des soins, qui doit garantir aux détenus un traitement médical dispensé dans des conditions comparables à celles dont bénéficie la population en milieu libre (§ 66). Or, en l’espèce, le requérant, souffrant pourtant de douleurs chroniques, avait été contraint d’interrompre contre son gré sa thérapie de substitution lors de son entrée en détention (alors qu’il la suivait depuis dix-sept ans, et que trente Etats européens procurent ce type de traitement en prison). Les autorités pénitentiaires bavaroises, qui auraient pu s’appuyer sur l’expertise d’un médecin indépendant spécialiste des addictions pour éclairer leur jugement, ont ici effectué une grave erreur d’appréciation, en refusant de vérifier avec la diligence nécessaire si l’état de santé de M. Wenner nécessitait encore son traitement de substitution et violé leur obligation positive de mise en œuvre de l’article 3.



[1] Voir la fiche thématique de la Cour européenne des droits de l’homme « Droits des détenus en matière de santé » : http://www.echr.coe.int/Documents/FS_Prisoners_health_FRA.pdf
[2] Pour quelques applications récentes, voir les notes publiées sur le Blog sous les arrêts GülayÇetin c/ Turquie, 5 mars 2013 ; Amirov c/ Russie, 27 novembre 2014 ; Helhal c/ France, 19 février 2015 ; Martzaklis et a. c/ Grèce,9 juillet 2015.

[3] Voir le Troisième Rapport Général [CPT/Inf (93) 12], 1993, § 31 et s.
[4] Règles 40.3, 40.4 et 40.5.